NOUVEAU TEXTE: "A PROPOS DES 21 MESURES POUR L'ENSEIGNEMENT DES MATHEMATIQUES DE LA COMMISSION VILLANI"

Introduction (3)

(Suite et fin)

 

L’évolution récente et
profonde des rapports aux langages
constitue un énorme
 défi pédagogique,
sans précédent

(Suite)

 

Un quinquennat marqué par des orientations extrêmement pernicieuses

 

                   Les aménagements récents mis en œuvre entre 2007 et 2012, portant sur la carte scolaire, la semaine de quatre jours, …, sans oublier le mode de remplacement des professeurs absents, la suppression des IUFM[1] et la réduction du nombre d’enseignants avec ses conséquences sur les effectifs des classes, ne vont pas dans le bon sens. Ces trois dernières mesures sont, pour moi, fondamentalement pernicieuses. Elles constituent une négation caractérisée de tout ce qui fait la Pédagogie. Vouloir qu’un enseignant remplace au pied levé un de ses collègues, absent, revient à nier l’existence d’une relation pédagogique particulière entre l’enseignant et « ses » élèves, à nier « l’effet-maître » et surtout l’importance du suivi individuel[2]. Supprimer les IUFM revient à récuser la place de la pédagogie dans la formation initiale des enseignants. Toutes ses orientations sont très inquiétantes pour l’avenir de notre système éducatif. Quant au renforcement de l’aide individualisée aux élèves en difficulté, préconisé avec insistance par les deux organismes précédemment cités, (la Cours des Compte et L’Institut Montaigne), et pour lequel la demande de l’ensemble de la société est forte, il faudrait qu’elle ne soit pas dénaturée et détournée de ses objectifs fondamentaux par une organisation de type libéral incontrôlée, au sens économique du terme. Cette aide requiert de la part de ses acteurs des compétences pédagogiques fortes. Sous le couvert du dénigrement des pédagogues par quelques intellectuels de renom, rapidement rejoints par d’autres en mal de reconnaissance, et aussi, bien sûr,  pour des raisons idéologiques évidentes, depuis quelques années le pouvoir politique joue dangereusement à cache-cache avec des exigences pédagogiques fondamentales, qui, pourtant, ne peuvent plus être contestées. Encore une fois je pense que la critique de certaines dérives, la critique du pédagogisme, bien que parfaitement justifiée, n’a pas su trouver les limites de la raison, et que les choix politiques de la période 2007-2012 peuvent être considérés comme des dégâts collatéraux de ses excès.      

                   Malgré une forte réduction de l’augmentation des dépenses dans ce secteur, d’une année sur l’autre, la France se situe encore parmi les pays qui investissent le plus pour l’éducation et la formation de ses jeunes. Rappelons cependant que cette réduction de la progression des dépenses s’effectue à contre-courant de ce qui se fait dans les autres pays développés. Certains augmentent même de façon considérable leurs dépenses dans ce secteur. Mais, surtout, dans cette psychose de déni général de la pédagogie, c'est-à-dire dans le cas particulier de la France, que peut-on espérer en « dépensant moins », (slogan très à la mode)? Il faut tout de même admettre que réduire les effectifs des classes permet déjà de limiter un peu les conséquences d’un investissement très insuffisant dans la formation pédagogique des enseignants. Pour prétendre pouvoir dépenser moins sans risquer l’effondrement il aurait fallu commencer par réformer le système en profondeur pour lui donner une cohérence pédagogique en corrélation avec le monde actuel et … former les professeurs.  Vouloir dépenser moins en niant de cette façon la réalité pédagogique, notamment en réduisant aussi brutalement le nombre d’enseignants sans aucune mesure d’accompagnant permettant d’éviter l’augmentation des effectifs des classes, est véritablement suicidaire. Il faut rapidement mettre un terme à de tels égarements. Entrons un peu dans le détail.

                   J’entends des politiciens et des politologues se rependre à tous vents sur ce sujet. Leur argument : pendant plusieurs décennies la France a investi chaque année davantage dans l’éducation et nous pouvons tous constater que çà n’a servi à rien, il faut donc faire autre chose. Discours un peu simpliste ! Dire qu’il faut faire autre chose est une évidence pour tous, ou presque. Mais dire que les investissements effectués n’ont servi à rien est un mensonge. Ils ont permis de limiter les dégâts. Où en serait l’école sans ces investissements ? En outre, faire autre chose s’est en priorité engager de vastes réformes, très ambitieuses sur la question de la formation initiale et continue des enseignants. Et, former les enseignants c’est notamment leur donner les moyens d’acquérir et d’entretenir une véritable sensibilité pédagogique. L’organisation d’une sélection même très affinée visant à repérer les candidats possédant non seulement les compétences disciplinaires mais aussi des dons naturels pour le métier d’enseignant ne permettra jamais de répondre aux besoins de formation actuels des jeunes, aux besoins d’une éducation de masse! De toute façon à cet égard il est toujours nécessaire d’activer, d’orienter, d’encadrer et de cultiver les dons naturels. Penser que cette sensibilité pédagogique peut se développer, ou devrait se développer, de façon naturelle au contact des élèves est complètement utopique. Enfin bref ! Il faut compter, en étant très optimiste, au moins 7 ou 8 ans pour que la mise en œuvre d’une formation initiale et continue des enseignants commence à produire quelques effets un peu sensibles. Et d’abord, quelle formation ? Pour la formation initiale il faut commencer par tirer les leçons de l’expérience des IUFM, qui n’a pas été concluante. Et la formation continue ? En France elle a toujours était négligée. Pour que l’efficacité des réformes ne se fasse pas trop attendre[3] il faudrait aussi, rapidement, mettre en œuvre une formation des enseignants déjà en fonction ; une formation adaptée à leurs besoins, selon leur discipline, leur ancienneté, …, avec peut-être en préalable une évaluation individuelle de ces besoins. Une formation sérieuse! C’est-à-dire pas seulement quelques demi-journées devant un inspecteur ne possédant qu’une expérience déjà trop lointaine de quelques années d’enseignement et dont le seul souci est de préserver l’institution qui lui a permis d’accéder à ce poste par le jeu des concours[4]. Ainsi une première évidence s’impose : la réorientation du fonctionnement de l’école ne se fera pas d’un coup de baguette magique. Elle nécessitera la mise en oeuvre de moyens importants. En attendant, que faire pour ne pas laisser notre système éducatif sombrer ? Je ne vois qu’une solution. Recruter à nouveau des enseignants de façon à réduire de façon sensible les effectifs des classes! Avec les effectifs actuels, un élève de plus dans une classe de collège et aussitôt trois ou quatre travaillent moins bien. Un élève de moins et très souvent toute la classe travaille mieux.

                   En outre, actuellement, le nombre d’élèves par classe et toute l’organisation pédagogique des groupes et de la vie scolaire ne permettent pas de répondre aux exigences individuelles au moment où elles apparaissent, c’est-à-dire au fur et à mesure des besoins, qui pourtant est le seul moyen de résoudre efficacement le problème de l’hétérogénéité des classes, par anticipation, car celui-ci n’est en fait qu’un phénomène d’accumulation et de cristallisation des besoins individuels. Or, toutes les études le montrent, lorsque les différences naturelles et culturelles sont bien gérées tous les enfants en tirent profit. De toute façon ce problème  s’impose comme un phénomène global du à l’évolution de nos sociétés. Et les artifices traditionnels permettant de le contourner, comme l’organisation de groupes de niveau homogènes, sont absolument rédhibitoires, puisqu’ils détournent en fait l’institution éducative de mes missions fondamentales. Les problèmes que soulève cette hétérogénéité doivent donc être affrontés comme tous ceux de la modernité et non contournés par des artifices. Mais,  évidemment, quand elle s’est installée, quand elle est devenue trop visible, il est effectivement souvent trop tard. L’angle d’attaque  le plus efficace se situe au niveau de l’apparition des petits problèmes individuels, d’abord  ponctuels ou passagers, qui non traités au moment opportun dégénèrent ensuite, par des incidences en cascades, en une situation d’échec chronique, et conduisent finalement à des redoublements ou à l’échec scolaire définitif. En fait, si la compétence pédagogique des enseignants permettait de fournir des réponses mieux adaptées aux besoins individuels de façon continue, dès la première année d’école, cette hétérogénéité, redeviendrait normale, parfaitement gérable et profitable à tous les élèves. En outre, nous allons comprendre sans peine, en rappelant, ou en redécouvrant dans les pages et les paragraphes qui suivent, quelques notions très élémentaires relatives à l’apprentissage de la langue maternelle, des mathématiques, …, des langages, que la résolution des problèmes individuels, au moment où ils apparaissent, est une exigence intrinsèquement liée à la notion de langage. Il est donc impératif de réduire le plus possible la durée des situations où l’élève est en difficulté, quelles qu’en soient les raisons. Car dans l’apprentissage d’un langage l’élève doit être constamment en mesure de réinvestir ce qu’il vient d’apprendre. Donc reporter à plus tard, de plusieurs heures, très souvent de plusieurs jours, les réponses à apporter, le place déjà dans une situation d’échec qui ne fait que compliquer le dépassement de ses difficultés. D’où l’impérieuse nécessité de réduire le plus possible les effectifs des classes de façon à permettre aux enseignants de répondre aux difficultés des élèves au bon moment. Mais, évidemment, il faut aussi faire en sorte que les enseignants sachent déceler ses difficultés. Ils ont besoin pour cela de compétences, et ces compétences là ne tombent pas du ciel. La réduction des effectifs des classes n’est donc pas le problème de fond de notre système éducatif. Elle constitue cependant une mesure d’accompagnement nécessaire qui, dans la situation actuelle, permettrait de limiter un peu les dégâts qu’engendre la faiblesse de l’investissement pédagogique. 

                   La France est actuellement dans une situation qui, pour le court et moyen terme, ne lui laisse aucune autre solution. Réduire le nombre d’enseignants, brutalement comme cela a été fait ces dernières années, a été une très, très grosse erreur qui restera comme une tâche dans l’histoire de notre école. Une erreur qui résulte d’une méconnaissance profonde des spécificités de l’école française. Si, pour des raisons budgétaires, cette réduction était absolument nécessaire, il fallait l’organiser en ne prenant pas le risque de voir les effectifs des classes augmenter. Comment ? Plusieurs leviers étaient disponibles. Tout le monde sait que nous détenons des records en nombre d’heures de classe. L’aménagement des rythmes  scolaires est devenu un problème important. Je sais qu’il n’a pas de véritable solution en dehors d’une réforme complète. Mais, ici et là, il se dit aussi un peu brutalement que ce qui est enseigné dans nos écoles, (primaires, collèges et lycées), n’est pas toujours absolument fondamental. Personnellement, je dirai plutôt que certains contenus et peut-être parfois certaines disciplines ne relèvent plus seulement d’un enseignement purement scolaire. Alors pourquoi ne pas avoir tenté une petite avancée sur les rythmes scolaires ? Mais là encore l’intelligence et le courage ont fait défaut, (et, pour faire plaisir à certains parents, le pouvoir en place a même réussi à aggraver la situation avec la semaine de 4 jours). Car comment choisir dans les programmes et les disciplines pour arriver à supprimer quelques heures de cours sans provoquer des levers de boucliers ? L’institution est encore incapable d’aborder la question, c’est-à-dire incapable de proposer de façon acceptable les choix nécessaires parce qu’elle continue, elle-même, à sacraliser les apprentissages purement scolaires. Elle refuse de reconnaître et de valoriser ce que les enfants font, ou ne font pas, peuvent faire, ou ne pas faire, en dehors de l’école. Pour éviter des choix cornéliens sur les disciplines l’institution aurait pu aussi tenter de réduire  le nombre hebdomadaire d’heures de cours par élève. Par exemple, en faisant alterner certaines disciplines sur les mêmes créneaux horaires par tranches de 5 ou 6 semaines, de façon à ce que chaque élève ait déjà une ou deux disciplines de moins à étudier dans la semaine. Mais les incidences d’un tel choix sur les emplois du temps des enseignants et l’organisation des établissements, selon les conceptions actuelles, le rend très difficile, pratiquement impossible.

                   En fait, je crois que, de façon très hypocrite, le pouvoir politique comptait sur la promotion de l’apprentissage en entreprises pour limiter, et peut-être éviter, l’accroissement des effectifs des classes, poussant l’hypocrisie jusqu’à tenter de réhabiliter  l’apprentissage dès l’âge de 14 ans. Cette solution, pensait-on sans le dire, aller enfin permettre d’enlever des classes les élèves les moins motivés et donc de s’attaquer à moindre frais à la question de l’hétérogénéité. Mais, à cet égard le pouvoir politique a vraiment été victime de sa profonde méconnaissance des maux de notre école. Cette nouvelle tentative pour relancer l’apprentissage est encore un échec, qui s’explique facilement: à la sortie du collège, les jeunes français ne possèdent pas encore les prédispositions, (et même peut-être plus globalement la maturité), nécessaires pour entrer dans le monde de l’entreprise. Pourtant, en France, jusqu’aux années 70, l’apprentissage à 14 ans avait autant de succès qu’ailleurs, notamment en Allemagne. Mais aujourd’hui entre les jeunes français et leurs voisins il apparaît une différence importante au niveau des prédispositions nécessaires aux apprentissages professionnels qui a les mêmes origines que celles que j’ai déjà proposées pour expliquer la baisse de l’efficacité de l’école. Et cette baisse d’efficacité vient, à son tour, elle aussi, accentuer cette différence, car trop souvent à la fin du collège les fondamentaux ne sont pas acquis, notamment chez les élèves susceptibles de s’orienter, ou d’être orientés, vers l’apprentissage. Nous allons voir que la télévision produit des effets sur des prédispositions comme les capacités à écouter, à faire attention, à se concentrer, …, sur la perception de l’espace et du temps, qui sont tout aussi fondamentales pour l’acquisition de compétences ne relevant pas de l’école que pour les apprentissages purement scolaires et intellectuels. Ainsi en rendant de façon générale les enseignements plus théoriques et encyclopédiques qu’ils ne l’étaient déjà, alors, qu’avec l’entrée de la télévision dans nos espaces de vie, il aurait fallu faire le contraire, l’institution scolaire a non seulement affaiblit son efficacité, mais elle a aussi pratiquement fermé la voie de l’apprentissage à l’issue des classes de 4ème et 3ème du collège.

                   Pour mettre un terme à cette analyse du caractère pernicieux des orientations du quinquennat 2007-2012 nous pouvons constater que tant que la France, en raison des ses blocages institutionnels, sociétaux, intellectuels, idéologiques,…, s’abandonnera à l’arbitraire et refusera de faire les choix que la modernité impose, les enfants y subiront toujours plus qu’ailleurs les effets de cette modernité qu’elle ne parvient pas à apprivoiser. Et dans cette situation réduire le nombre d’enseignants, c’était vraiment « mettre la charrue avant les bœufs ».        

 

La question des effets de la télévision n’est pas nouvelle, mais l’inertie des penseurs de l’éducation en a fait un véritable serpent de mer

 

                   Entrons un peu plus dans le vif du sujet, c’est à dire  dans cette  question des effets de la télévision sur les enfants, qui est, de façon plus précise, celle des effets de ses images, sur le bon déroulement des apprentissages scolaires et, de façon plus générale, sur leur éducation. Elle n’est pas récente. Je dirai même qu’elle se présente aujourd’hui comme un serpent de mer. En fait, les premières inquiétudes se sont manifestées très rapidement, peu après son apparition. Puis, cette question est devenue récurrente, autrement dit la manifestation d’une forme d’impuissance. La multiplication des écrans avec l’arrivée des jeux vidéo et des ordinateurs a de façon certaine introduit des confusions. La réflexion s’est dispersée et, à mon avis, de façon générale elle s’est égarée en prenant pour cible d’abord le contenu des programmes et des émissions, puis, plus récemment, l’ensemble des écrans. Les médias s’en emparent maintenant de façon régulière, simplement pour exploiter la sensibilité des parents.

 

Un phénomène qui bouscule le principe de précaution, pourtant très à la mode

 

                   Ainsi, malgré les inquiétudes, malgré les soupçons, le phénomène « télévision » bouscule les principes de précaution les plus élémentaires, notamment parce que les enfants la regardent de plus en plus. Selon des statistiques connues de tous, les jeunes passent plus de 3 heures et demi par jour, en moyenne, devant le petit écran[5].  Pourtant,  dans la situation actuelle, ce facteur temps n’est pas celui qui me paraît le plus inquiétant. Trois heures par jour, c’est peut-être trop. Franchement, pour moi, tant que l’école et les parents ne réagiront pas, que la télévision restera ce qu’elle est, c’est trop, indiscutablement. Nous allons vite comprendre pourquoi. Mais la question des effets de la télévision ne peut pas être abordée par ce facteur temps, et pour cela aussi nous allons vite en comprendre les raisons. Il constitue un raccourci ridicule, qui consiste tout simplement à éluder la question, et conduit dans le mur. Nous l’examinerons en temps voulu, c'est-à-dire dans la conclusion. Etant donné que cette question des effets de la télévision n’est vraiment pas récente, c’est donc d’abord l’inertie de l’école, des penseurs de l’éducation, des politiques, de toute la société, à son égard qui me paraît le facteur le plus inquiétant. Et pas seulement en France ! Une sensibilité un peu plus forte, poussant à sortir de cette inertie, se développe depuis quelques années, mais les premières propositions, venant notamment des Etats-Unis et du Canada, paraissent orientées vers une forme de contestation de la modernité qui constitue finalement un nouveau sujet d’inquiétude, notamment parce qu’elle conduit encore à éluder carrément la question.         

        

Les raisons de s’intéresser sérieusement aux effets de la télévision sont devenues extrêmement préoccupantes

 

                   Dans la revue Le Débat, (le n° 151 de septembre-octobre 2008), j’ai abordé mon propos par le biais d’un article de M.C. Blais, paru dans le N° 145 de  cette revue, (mai-août 2007), dont le thème était la désaffection des jeunes pour les sciences. M.C. Blais[6] écrivait notamment que les jeunes d’aujourd’hui ont de grandes difficultés avec l’abstraction, l’imagination et la mémorisation, qu’ils ont tendance à écrire de façon spontanée ce qui leur vient à l’esprit. Justement à ce propos, c'est-à-dire au sujet de la désaffection des jeunes pour les sciences, le dernier rapport de la Cours des Comptes, en relevant que 73% des élèves de troisième ne maîtrisent pas leur programme de mathématiques, apporte un éclairage statistique à ne pas négliger. Retenons cette donnée. Mais, dans l’immédiat, je veux dire d’abord que j’aurai très bien pu aborder la question des effets de la télévision en évoquant le développement de l’illettrisme,  qui, à mon avis, doit aussi être interprété comme un accroissement généralisé des difficultés que les jeunes rencontrent dans  l’apprentissage de la lecture, et pas seulement associé à l’émergence de difficultés individuelles d’origines diverses, que des mesures ponctuelles, relevant quelquefois du « cas par cas », permettraient de traiter et de stopper. Quand  à la fin du CM2, 40% des jeunes d’une classe d’âge ont des lacunes en lecture, en écriture et en calcul, cessons de pratiquer la politique de l’autruche, nous sommes bien en face d’une généralisation des difficultés d’apprentissage qui ne peut épargner personne ! Comme le relève à juste titre François Rachline[7] dans l’avant propos du rapport de l’Institut Montaigne : « Impossible de se consoler avec les performances des élèves qui réussissent le mieux ».                  

                   Je pense donc que certains problèmes importants, je devrais même dire majeurs, de nos systèmes éducatifs, tels que la désaffection des jeunes pour les sciences et le développement de l’illettrisme, ont une origine commune : la transformation des rapports aux langages, que je considère comme extrêmement profonde, notamment, dans les nouvelles générations, celles des enfants nés depuis le début des années 80. Pour nos jeunes, actuellement, dans un mouvement qui tend à se généraliser, c’est à dire à n’épargner personne, même si certains paraissent nettement moins concernés que d’autres, de façon consciente ou inconsciente, l’écrit ne peut plus être le moyen d’émancipation par excellence qu’il était au début du 20ième siècle. (Aujourd’hui, il est permis de se demander si les motivations du très jeune Marcel Pagnol pour l’apprentissage de la lecture seraient les mêmes)[8]. Cette évolution particulièrement sensible à l’égard du discours, s’impose comme un fait incontestable, qui, en plus, pour l’immense majorité des gens, paraît en parfaite conformité avec la modernité, même si cette même majorité affirme toujours, sans voir la contradiction entre les deux postures et donc sans aucune gène,  qu’une bonne maîtrise du discours doit rester une exigence forte.

                   Que s’est-il passé ? Dans une forme d’inconscience collective, certainement une conséquence des postures contradictoires constatées ci-dessus, nous avons laissé le pouvoir de séduction des nouveaux médias s’associer à une démotivation pour l’écrit totalement incohérente. Ces nouveaux médias étalent effectivement avec insolence une offre éducative qui semble importante et, à priori, facile à saisir. Certes, en faisant tout de même un effort pour passer sous silence la médiocrité de la plupart des programmes actuels, nous devons admettre que leur potentiel éducatif est véritablement considérable, qu’il est même énorme. Mais il est beaucoup plus difficile à saisir qu’il ne paraît car, en réalité, les exigences à l’égard de la maîtrise du discours oral et écrit y sont fortes, très, très fortes, et cela d’une façon qui, non seulement n’est pas évidente, mais qui se révèle être franchement insidieuse, quelle que soit, de notre point de vue d’adultes, la qualité des programmes. Ce pouvoir de séduction des nouveaux médias a donc des aspects profondément pervers, et, pas seulement en France, de partout à travers le monde il a profondément perverti notre regard sur les écrans. Et nous avons donc laissé les comportements, les attitudes face aux apprentissages scolaires changer, évoluer de façon négative. Nous n’avons pas su constater, toujours avec la même inconscience, que les prédispositions à ces apprentissages, elles aussi, ne s’installaient plus de façon aussi naturelle, et que des orientations des sens et du cerveau finissaient par se développer rendant les apprentissages scolaires encore plus difficiles. Avec d’autres mots, disons que non seulement les motivations pour l’apprentissage de l’écrit se sont fortement érodées, mais, qu’en plus, les  jeunes donnent le sentiment de subir des contre-formations qui rendent ces apprentissages nettement plus difficiles.

 

La question des effets de la télévision est bien réelle et l’hypothèse développée ici ne s’inscrit pas dans une perspective anachronique mais résolument moderniste

 

                   Avant d’aller plus loin il me faut ici répondre à un journaliste qui, à propos de mon article paru dans LE DEBAT, a écrit dans un journal belge: « Même si tout, dans cette litanie, n’est pas faux, la perspective est fondamentalement anachronique. Oui, les enfants d’aujourd’hui peinent à se concentrer, à raisonner, à argumenter, à mémoriser. Mais la télévision a bon dos. Comme si, avant la télévision, tous les enfants, dûment préparés par le saut à la corde, la marelle et les batailles de terrains vagues, se soumettaient aisément à la discipline scolaire. Allons donc ! Il y a aujourd’hui dans les écoles secondaires et l’enseignement supérieur un immense pourcentage d’enfants qui ne dépassaient pas autrefois l’école primaire et qui n’accédaient qu’aux usages minimaux de la lecture, de l’écriture et du calcul. »[9].  Je peux moi aussi lui répondre que dans sa réaction tout n’est pas faux. Et, comme il le souligne par la suite, dans mon article du Débat je suis déjà très critique à l’égard de l’école d’autrefois. Mais pour être moderne faut-il accepter la télévision, telle qu’elle s’est imposée ? Oui, les enfants d’autrefois ne se soumettaient pas aussi aisément que certains nostalgiques du passé tentent de le faire croire à la discipline scolaire. L’école de ses nostalgiques était en fait très, très sélective, et ils le savent parfaitement. Mais faut-il accepter, aujourd’hui comme autrefois, donc de façon définitive, que les enfants « peinent à se concentrer, à raisonner, à argumenter, à mémoriser »?  Où est-il permis de tenter d’améliorer par l’innovation pédagogique les relations des jeunes, (de tous les jeunes), au savoir ? Evidemment, nous savons que la résolution de ce problème de concentration, d’attention et d’écoute n’est pas facile, qu’elle ne sera jamais complète, mais des améliorations progressives très sensibles sont parfaitement possibles. Il faut le vouloir et s’en donner les moyens.  La stratégie de Lisbonne ne nous impose-t-elle pas d’aller dans ce sens ? Ce n’est pas en « laissant faire », ni en restant cramponnés à notre nostalgie de l’école d’autrefois que nous pouvons espérer « bâtir une économie et une société de la connaissance ». Comment, aussi, ne pas sentir qu’un antagonisme fondamental s’est installé entre l’école et la télévision ; et par conformisme intellectuel, pour faire moderne, faut-il l’accepter ? En nous intéressant d’un peu plus près aux effets de la télévision, et en sortant des lieux communs, nous pouvons tenter de rendre l’école et la télévision complémentaires dans une évolution dont l’impulsion ne peut venir que de l’école. Contrairement à ce que semble avoir pensé ce journaliste je suis convaincu que la télévision peut être un outil d’éducation et de formation extrêmement puissant, mais nous ne savons pas encore l’utiliser. Et à cet égard le problème n’est pas particulier à la France. Tous les pays sont concernés.

                   Face à l’école,  malheureusement, les conservatismes font feu de tout bois : autant en bloquant toute tentative d’adaptation réelle au monde moderne qu’en défendant un laisser-aller, un abandon médusé, à la pénétration des technologies modernes dans nos espaces et nos modes de vie.

 

 

 

 



[1] Institut Universitaires de Formation des Maîtres

[2] Des évaluations sérieuses montrent que « l’effet-maître », au sens strict, c’est-à-dire celui produit par la personnalité de l’enseignant n’intervient en moyenne que pour 15% dans la réussite individuelle de l’élève. Mais la dispersion de l’enseignant sur un nombre important d’élèves ou d’activités et, surtout, sur des groupes occasionnels, ne peut que perturber fortement le suivi individuel, jusqu’à lui ôter toute efficacité.

[3] La formation initiale seule, quels que soient son niveau et sa qualité, ne peut donner aucun résultat sensible avant au moins une dizaine d’année.

[4] Un inspecteur n’est plus, directement, donc véritablement un enseignant. Ainsi je me suis toujours demandé pourquoi quelqu’un qui a choisi un métier, dont l’intérêt se situe pour l’essentiel dans le contact quotidien avec les élèves, le suivi de leur scolarité sur une ou plusieurs années et l’échange avec les parents, décide un jour de prendre des distances, aussi fortes, (par comparaison le chef d’établissement reste en contact avec les élèves et les parents). Parce qu’il ne supporte plus les enfants ? Ses ambitions personnelles ont-elles finalement été plus fortes que son intérêt pour les spécificités du métier ? Se sentait-il en difficulté dans sa classe ? Uniquement pour un meilleur salaire ? Pas une seule des réponses possibles à ces questions ne valorise son choix, et ses compétences !

[5] Les statistiques révèlent, en fait, une « exposition »  assez complexe. Les enfants regardent leurs émissions, des émissions de leur choix, pendant environ deux heures par jour, mais ils continuent à être « exposés » aux effets de la télévision parce que très souvent, pour de multiples raisons, ils restent avec leurs parents quand ceux-ci regardent leurs émissions personnelles, c'est-à-dire des programmes destinés à des adultes: journaux télévisés, documentaires, fictions… D’autre part la télévision a engendré un contexte culturel et, même les enfants qui ne la regardent pas, qui en sont « privés », en subissent les effets par l’intermédiaire de leurs contacts sociaux, par « ricochés ». En outre, il est impossible aujourd’hui d’éviter systématiquement les écrans.  

[6] Philosophe, professeur des universités et chercheuse en sciences de l’éducation.

[7] Directeur Général de l’Institut Montaigne – Professeur à Sciences Po.

[8] Je  fais référence au film « La gloire de mon père » où il apparaît que Marcel Pagnol aurait appris à lire, avant d’avoir l’âge requis pour être inscrit dans une école, simplement en assistant aux cours de son père, instituteur, qui le gardait au fond de sa classe pendant que sa mère faisait des courses.

[9] Article écrit par Michel GHEUDE, journaliste belge. Il peut être consulté sur son site internet.